Le
mythe de la star
www. cybermusique.com - 1er
août 1998
Une variation du mythe de l'artiste présenté
dans la chronique précédente est le mythe de la star.
Le fait d'être considéré un artiste ne garantit
en rien que quelqu'un deviendra une star. Cependant, lorsque la popularité
d'un artiste s'élargit et que, par conséquent, le nombre
de ses fans augmente, il peut en venir à être considéré
comme une star. Comme l'artiste, la star est marginalisée. L'artiste
est une figure mythique sur la base du rôle et de la valeur sociale
qu'il prend aux yeux de ceux qui ne le sont point. C'est un rapport
plus ou moins d'individu à individu. Le fait d'être considéré
un artiste ne veut pas dire qu'il sera apprécié comme
tel. Pour sa part, la star est une figure mythique aux yeux d'un groupe
d'individus qui l'apprécient. Ce statut est atteint et se définit
par la reconnaissance et l'appréciation manifestées par
un groupe et non uniquement des individus. Une grande partie de ce qui
nourrit et maintient ce statut de star est l'image sociale que ce dernier
véhicule. Pour maintenir l'intérêt de ses fans et
leur identification à ce qu'il représente comme star à
leurs yeux, il doit trouver moyen à nourrir et entretenir cet
intérêt par une image sociale. Au départ, c'est
généralement son talent artistique et sa créativité
qui permettent cela. Fort souvent en obtenant une certaine renommée,
des attitudes et comportements sont souvent exagérés ou
amplifiés. L'artiste court alors le risque de devenir arrogant,
sur-émotif, irrationnel et autres, toujours relativement à
cette image qu'il désire véhiculer. (La prochaine chronique
discutera des attitudes des artistes.)
La star, à la différence de l'artiste, est en quelque
sorte inaccessible. Nous pouvons parler à un artiste, mais pas
nécessairement à la star. Son statut mythique est souvent
tel que ses fans sont incapables de lui adresser la parole; ils sont
subjugués, envoûtés. C'est cette inaccessibilité
qui confère à ce mythe une grande partie de sa valeur
et de son impact psychosocial. Un exemple! Un confrère musicien
a eu la chance de rencontrer le grand pianiste classique Vladimir Horowitz
la dernière fois qu'il était de passage à Montréal.
Il était tellement subjugué d'être en la présence
de cette star, que la seule chose qu'il a été en mesure
de faire est de lui toucher le bras quelques secondes et de repartir,
complètement envoûté et sans dire un seul mot. Malgré
que cet exemple peut sembler exagéré, il est beaucoup
plus fréquent qu'on peut être porté à le
croire, surtout en musique populaire. Un grand nombre de fans perdent
tous leurs moyens lorsqu'ils ont l'opportunité de rencontrer
en chair et en os leurs stars.
Ce mythe s'édifie à partir de l'identification de fans
avec les valeurs psychosociales et artistiques qu'une star véhicule.
Cette dernière éveille en quelque sorte en nous une expérience
musicale plus profonde et plus intense que l'artiste qui ne l'est pas.
Plus l'expérience est intense et valorisante, plus il y a consolidation
de notre identification avec celle-ci et plus il y a transcendance,
tel que proposé dans la chronique précédente. Avec
une star, cette expérience étant partagée par un
large groupe fans, la transcendance que cette identification apporte
est par conséquent intensifiée du fait qu'elle est en
quelque sorte communale. Par conséquent, l'identification la
plus viscérale, la plus intime et la plus transcendante est atteinte
avec l'artiste qui devient, aux yeux du fan, une star, parce qu'elle
est partagée avec d'autres fans. Cette identification avec une
star est avant tout psychosociale et culturelle, malgré qu'elle
donne l'impression d'être individuelle. Cette situation est fort
paradoxale. Plus nous nous identifions à une star, plus nous
considérons cette identification personnelle et plus en fait
elle est dépendante du groupe de fans qui aussi s'y identifie
pareillement à nous. Si nous sommes la seule personne à
considérer un artiste comme star, nous risquons fortement de
la laisser tomber rapidement puisque cette identification n'est pas
partagée.
La vénération de certains fans à l'égard
de leurs stars est parfois telle qu'elle devient une croisade quasi-religieuse.
En critiquant une star, un critique attaque alors la source de leur
expérience musicale la plus transcendante. Plusieurs peuvent
se considérer personnellement insultés. C'est le critique
rock et sociologue britannique Simon Frith dans son livre Music for
Pleasure (Routledge, New York, 1988) qui, parmi les premiers, a constaté
ce comportement chez les fans de rock. Il suggère, entre autres,
que les jeunesapprécient la musique populaire parce que cette
dernière définit leur identité sociale. Un très
grand nombre de jeunes déterminent leur appartenance sociale
sur la base de la musique que leurs groupes d'amis écoutent et
apprécient. Il est régulier de voir des amitiés
se nouer, se dénouer et reprendre sur la base de l'appréciation
d'une star. Selon lui, cette identification définit ce qu'est
être jeune. Par conséquent, critiquer une star signifie
en l'occurrence critiquer ce qui représente leur jeunesse même.
Frith nous fournit un très bon exemple. Il mentionne que le plus
grand nombre de lettres qu'il a reçu suite à une critique
négative a trait à un concert de la star britannique Phil
Collins. La plupart de ces lettres ne provenaient pas d'adolescents
rebelles, mais bien de jeunes professionnels, certains mariés
avec enfants. Un grand nombre de ces lettres étaient même
dactylographiées sur du papier à en-tête. En considérant
Collins inintéressant (il utilise l'adjectif anglais «ugly»)
et Genesis plate, ces gens considéraient qu'il dénigrait
ce qu'ils étaient, soit leur jeunesse. Pour Frith, cette identification
par la musique en est une de possession du fait qu'elle détermine
ce qu'est être jeune dans notre société contemporaine,
une identité qui, bien sûr, n'est pas la même d'une
génération à l'autre. Les jeunes «possèdent»
leurs stars. En réalité, ce que ces fans possèdent
est uniquement une identification à une image culturelle, mais,
il ne faut pas oublier, une image qui apporte aux fans une forme de
transcendance, à partir de laquelle un mythe s'instaure. Plus
il y a transcendance, plus le mythe s'instaure dans l'esprit des fans.
Mais plus cette possession est partagée par d'autres fans, plus
le mythe prend tout son sens.
Le mythe de la star ne se retrouve pas uniquement chez les fans de musique
populaire ou rock; nous le retrouvons tout autant chez les adeptes de
musique classique, surtout de l'opéra. Ce qui diffère
d'un type de musique à l'autre sont les bases, les croyances
et valeurs sociales auxquelles les s'identifient et qui définissent
chacun de ces types de musiques. La plupart des mélomanes de
musique classique vont refuser ouvertement d'admettre qu'ils s'identifient
à leurs artistes préférés, qu'ils «
possèdent » leurs stars comme cela semble être le
cas avec les fans de rock. Considérer qui que ce soit comme une
star est en soi s'identifier à celle-ci et au mythe qu'elle véhicule,
indépendamment du type de musique. Lorsque nous défendons
ouvertement un artiste que nous respectons et apprécions ou encore
nous défendons nos goûts musicaux, nous faisons référence
à une quelque chose que nous considérons comme vrai. Par
conséquent, nous la faisons nôtre. Ce à quoi nous
nous identifions lorsque nous apprécions un artiste et le considérons
comme une star n'est pas la personne même mais l'image et la symbolique
que cette personne véhicule et qui définissent justement
ce statut de star et d'artiste. Les fans d'une star ne peuvent connaître
personnellement leur star. En fait, leur identification mythique risque
fortement de se désagréger s'il la connaissait et s'en
faisait un ami réel. C'est le fossé symbolique psychosocial
qui maintient et nourrit ce mythe.
C'est précisément ce que la star pop américaine
Madona fait. Elle nourrit grassement ses fans d'une imagerie auquel
ils s'identifient et avec laquelle ils peuvent jongler dans leur tête
comme bon leur semble, tant chez eux que partout ailleurs. Mais un problème
avec ce type de situation mythique est qu'une telle imagerie n'étant
basée que sur ce qu'elle projette et véhicule, ce n'est
jamais suffisant. Pour maintenir l'intérêt de ses fans,
elle doit toujours en mettre un peu plus. Elle a besoin d'eux et de
leur feed-back pour continuer ce qu'elle a entrepris. Si elle stabilise
cette image mythique de type «fast-food», elle risque fortement
de perdre leur intérêt, ce qu'elle ne peut se permettre.
Et les magnats de l'industrie de la musique populaire, avec ce qu'on
appelle en anglais le «massmedia marketing», s'en sont très
vite rendus compte. Ils en profitent allègrement.
© 1998 Bruno Deschênes