L'esthétisme dans la musique traditionnelle japonaise

© Bruno Deschênes 2004


Conférence donnée le 27 octobre 2004, à 20 h, dans le cadre des conférences de l’Association culturelle T.-X. Renaud, présentées à l’Auditorium Saint-Albert-le-Grand – Les Dominicains, situé au 2715, chemin de la Côte-Ste-Catherine, à Montréal.


Avant-propos

Je désire vous parler ce soir des grandes notions d’esthétisme dans les arts japonais mais, surtout, dans la musique traditionnelle qui se maintiennent parmi les interprètes de musique traditionnelle, malgré l’hégémonie croissante de la musique occidentale des cents dernières années et plus qui a irrémédiablement influencée cet esthétisme.

La conférence se déroulera comme suit : après une courte introduction, suivi d’une brève présentation de l’historique de la musique japonaise, je vais présenter certaines des grandes notions esthétiques qui découlent de l’esprit Zen bouddhiste. Je m’attarderai, par la suite, plus spécifiquement à la musique. Pour la circonstance, je serai appuyé de quelques diapositives et de musique. Ma femme se joindra à moi pour vous interpréter une pièce classique traditionnelle aux koto et shakuhachi, ainsi qu’une courte pièce du répertoire solo du shakuhachi. Le koto est, comme vous le voyez, une cithare sur table, le shakuhachi est la célèbre flûte de bambou japonaise qui a été, pendant plus de 400 ans, l’instrument exclusif des moines Zen bouddhistes, qui ont développé un répertoire solo de pièces méditatives.

N’étant pas japonais d’origine, il va sans dire que ce que je vous présenterai ce soir sera très sommaire. Ce sera surtout une compréhension occidentale de cette esthétique bien particulière. Comme nous le verrons, une intellectualisation des arts comme on a tendance à le faire en occident est contraire de la philosophie esthétique Zen bouddhiste japonaise.

Introduction

Au Japon, tout est prétexte à l’art, non seulement dans les arts typiquement reconnus en occident : la peinture, la poterie, la sculpture, la musique, le théâtre, la danse, la poésie, mais aussi dans plusieurs autres formes d’art inusités pour les occidentaux, dont la fabrication de poupées, la production de cloches, les kimonos, la cérémonie du thé, les jardins, la cuisine, les arrangements floraux, la fabrication de pièces de soie, la fabrication de papier artisanal, les meubles, l’architecture, la décoration intérieure et bien d’autres prétextes. Il faut dire que, traditionnellement, l’esprit japonais ne différencie pas art et artisanat, artiste et artisan, bien qu’il différencie la personne qui développe un don artistique de ceux et celles qui n’en développent point.

Traditionnellement, au Japon, on ne fait pas de distinction entre les événements et activités de la vie de tous les jours et les activités artistiques. Cette vie de tous les jours doit être spirituelle, en rapport avec la nature, sa beauté et son harmonie et les arts aident à maintenir ce rapport. La philosophie esthétique japonaise considère l’harmonie dans toute chose, qui s’exprime aussi dans les activités de tous les jours, dans les moindres gestes que l’on pose, l’incluant même dans nos rapports avec les autres. L’esthétisme japonais représente plus un état intérieur par lequel s’exprime notre rapport avec la nature qu’un esthétisme abstrait distinct et isolé de nous-mêmes [et mythologiser théorisé?] comme en Occident.

Ce que l’esprit japonais recherche avant tout est, si ma compréhension est bonne, l’harmonie des rapports entre que l’on rencontre sur notre chemin dans la vie de tous les jours et notre rapport naturel avec celle-ci. Ce ne sont pas les objets mêmes qui comptent, leur beauté ou leur valeur esthétique ou artistique, mais plutôt l’impact sensuel qu’ils ont sur nous par l’attention spirituelle que nous leur accordons dans notre rapport avec ceux-ci. L’esthétisme japonais s’exprime plus comme des états d’âme en harmonie avec la nature que des notions abstraites et intellectuelles détachées de nous-mêmes.

 

 

 

 

 

Courte histoire de la musique japonaise

Nous savons qu’au 4e siècle de notre ère, des moines japonais voyageaient en Chine pour y étudier. Outre le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme, ces moines ont aussi enseigné à la cour de nouvelles formes d’art et de nouveaux genres de musique. Le premier genre de musique à attirer l’attention de la cour impériale est une musique d’ensemble, portant le nom de Gagaku, qui signifie musique élégante ou raffinée. Elle fut entendue pour la première fois en 612, à l’époque de la dynastie des Tang (618-907 AD), et est rapidement devenue la musique officielle de la cour. Jusqu’au Xe siècle, le répertoire et le jeu de cet ensemble furent graduellement adaptés aux goûts japonais; de nouvelles pièces furent écrites. Mais depuis le Xe siècle, le répertoire et le style d’interprétation de cet ensemble n’ont presque pas changé. Bien qu’on ne puisse l’affirmer avec exactitude, la musique de Gagaku serait encore jouée aujourd’hui presque exactement telle qu’elle l’était il y a plus de mille ans, ce qui en fait une des formes de musique connues historiquement les plus vieilles au monde.

A ses débuts, les instruments de l’ensemble de Gagaku étaient de trois types : des percussions, des instruments à cordes et des vents, accompagnant des chants et des danses. Quelques-uns de ces instruments ont attiré l’attention et l’intérêt des japonais, devenant ainsi des instruments solistes indépendants de l’ensemble de Gagaku. Ces instruments sont le gaku-so qui deviendra le koto, le biwa, le luth japonais, le shakuhachi, la flûte de bambou, de même que plusieurs instruments de percussion. Ces instruments ont été transformés pour s’adapter aux goûts musicaux des Japonais, tant dans leur fabrication, leurs styles et leurs techniques de jeux que dans leur répertoire respectif.

Le biwa est un luth à quatre cordes, dont l’ancêtre est le oud arabe qui est apparu en Chine, et nommé « pipa » en chinois, à l’époque de la dynastie des Han (206 BC – 220 AD). Jusqu’à aujourd’hui, il est utilisé pour accompagner les chanteurs et conteurs. Depuis ses débuts, le gaku-so, qui deviendra le koto, a été l’instrument préféré de la noblesse et, vers le 16e siècle, de la classe marchande montante. Une jeune fille de bonne classe se devait de jouer du koto, comme ce fut le cas en Occident avec le piano. D’origine chinoise, le koto est une cithare sur table, d’environ 2 mètres de long. C’est un des rares instruments d’origine typiquement chinoise (nommé cithare zheng en chinois).

Le shakuhachi est arrivé de Chine (flûte xiao en chinois) avec l’ensemble de Gagaku au VIIe siècle, pour en être retiré vers le IXe. Ce ne sera pas avant le XIIIe siècle que les moines de la secte bouddhiste Fuke commenceront à l’utiliser sérieusement, en remplacement de la récitation des sutras. Cette utilisation du shakuhachi en vint à être connue sous le nom suizen, le Zen de la respiration ou du souffle. Vers 1750, le shakuhachi sera totalement transformé. Jusqu’à cette époque, il était mince et allongé, mais les fabricants commencèrent alors à utiliser un bambou épais et changèrent plusieurs aspects de sa fabrication.

À l’ère d’Edo au XVIIe siècle, le nouveau shogun réussit à unifier le pays et à y implanter la paix. Les samouraï ne pouvant plus se battre, plusieurs sont devenus des ronin, soit des samouraïs sans maître. Certains ont rejoint les rangs des moines itinérants de la secte Fuke, appelé komuso ou « moine du vide ». Ceux-ci quêtaient en jouant du shakuhachi dans la rue et en portant un panier de paille sur la tête, indiquant leur détachement de la matérialité terrestre. Déguisés en moines, ces ronin devinrent des espions à la solde du shogun. Une rumeur veut qu’une des raisons de l’utilisation d’un bambou plus épais dans la fabrication du shakuhachi est que les ronin pouvaient l’utiliser pour se battre.

Le shamisen est un luth à 3 cordes avec une caisse de résonance vide recouverte de peaux de chat ou de chien. Le shamisen est apparu au Japon en 1562 par les îles d’Okinawa, qui s’appelaient à l’époque les îles Ryûkyû. Tout comme son ancêtre chinois, appelé le sanxian, le shamisen d’Okinawa, pour sa part, est recouvert d’une peau de serpent. Le shamisen a fait surface au Japon à l’ère d’Edo, à l’époque d’une classe marchande en pleine expansion et d’une classe de samouraï qui n’avait rien à fairesinon se divertir. Le shamisen s’avéra le parfait instrument de divertissement. Les premiers interprètes du shamisen étaient des joueurs de biwa. Par conséquent, le premier répertoire du shamisen découle du répertoire narratif du biwa qui fut relégué au deuxième rang. Le shamisen devint l’instrument de prédilection pour toute occasion : théâtre, maisons de geisha, festivals, musique folklorique et autres.

Ce qu’on pourrait appeler la musique de chambre japonaise est apparu tard. Ce ne fut que vers 1750 que l’idée de faire jouer des instruments de musique différents ensemble a surgi. Une rumeur suggère que l’idée d’une musique d’ensemble japonaise découlerait de l’écoute d’un quatuor à cordes portugais. Jusqu’à cette époque, le koto n’était utilisé que comme instrument accompagnateur. Au début, cet ensemble de musique était formé du koto, du shamisen et du kokyu (une vièle à archet très rarement joué aujourd’hui, sinon à Okinawa). Ce sera au début du XIXe siècle que le kokyu sera remplacé par le shakuhachi.

La musique de sankyoku (soit une musique pour trois instruments) japonaise ne peut se comparer à la musique de chambre occidentale. On n’entend pas trois parties distinctes, s’imbriquant l’une dans l’autre harmoniquement ou en contrepoint. Au contraire, cette musique est hétérophonique; les trois instruments jouent presque exactement la même chose. L’importance est mise sur les timbres avant la mélodie et l’harmonie. Au XIXe siècle, une deuxième partie de koto a été créée pour plusieurs pièces, ajoutant un quatrième instrument à l’ensemble. Cette nouvelle partie diffère des trois autres qui demeurent hétérophoniques.

 

 

 

 

L’esprit Zen dans les arts japonais

Je ne peux parler d’esthétisme en musique japonaise sans parler du bouddhisme Zen dont la culture japonaise est imprégnée et des grands principes esthétiques qui en découlent. Nombre d’anthropologues indiquent que le bouddhisme est beaucoup plus qu’une religion. Il serait une philosophie et, même, une psychologie. Chez les japonais, il est une façon d’être, un mode de vie, si ce n’est un état d’âme, qui façonnent les moindres gestes de la vie quotidienne. Malgré la grande influence occidentale du XXe siècle, cet esprit bouddhiste typiquement japonais demeure toujours omniprésent dans la culture japonaise.

Un des principaux aspects du bouddhisme qui influence l’esprit artistique et esthétique japonais est le détachement de l’esprit abstrait, rationnel et analytique si cher à l’esprit occidental. Dans le Zen, on parle souvent du faire par le non faire. L’esprit analytique de l’homme cherche à contrôler tout ce qu’il rencontre sur son chemin, alors que dans le Zen, on cherche à briser cette emprise, pour que ce soit l’âme de l’artiste qui s’exprime et non son esprit rationnel. Les célèbres koan japonais (d’origine chinoise), ces questions irrationnelles qu’un bonze pose à son apprenti moine, ont justement pour but de forcer le jeune moine à intégrer l’enseignement Zen au-delà de son esprit analytique. Il n’y a aucune réponse rationnelle possible à un koan, « quel est le son d’une seule main qui applaudit » par exemple, outre une réponse intérieure individuelle qu’il n’est nullement besoin d’exprimer abstraitement ou rationellement.

La création artistique japonaise cherche à la base à minimiser l’emprise de l’égo à travers lequel notre esprit analytique s’exprime, se concrétise et, finalement, filtre toute sensation. Notre esprit analytique crée une distance entre ce que l’on perçoit et ce que l’on ressent. Le proverbe chinois suivant résume à merveille l’esprit Zen japonais : « En regardant une fleur, dès qu’on lui donne un nom, nous cessons déjà de la regarder. » L’esthétique japonaise est sensuelle et non abstraite. On se préoccupe de ce qui est ressenti avant que l’esprit vienne le submerger de son discours rationnel. C’est une esthétique contemplative, introspective, par laquelle l’art est phénoménologiquement incarné et ressenti.

Par ailleurs, contrairement à l’Occident, les Japonais ont un dédain de la symétrie, surtout du fait que la nature même n’est jamais parfaitement symétrique. Pour eux, la symétrie est imposée par la rationalisation de l’homme. Dans les jardins japonais, par exemple, les éléments sont toujours placés en fonction de ce qu’on ressent et non du plaisir symétriquement pré-organisé qu’ils apportent à l’œil.

C’est, entre autres, pour ces raisons que dans l’esprit japonais, ou Zen, le premier geste est considéré comme le meilleur. Si on tente de corriger un mouvement, une peinture, une phrase musicale ratée, notre esprit rationnel tente de contrôler le tout. Dans cet ordre d’idée, il faut que chaque geste soit conçu comme étant le premier.

Une peinture ou un poème, dans cette ligne de pensée, ne sont pas représentatifs ou descriptifs, mais plutôt évocateurs, si ce n’est allégoriques. Ils cherchent à exprimer l’harmonie et la simplicité dans toute chose entre l’homme et la nature. Le poète, par exemple, crée un contexte évocateur dans lequel l’esthète va pouvoir ressentir imaginairement un thème poétique particulier, ordinairement lié à la nature ou à la nature humaine. L’exemple du célèbre jardin de pierre du temple de Ryoanji de Kyoto est des plus pertinents. Ce jardin est parfaitement évocateur. Chaque personne qui y médite en l’observant l’interprète à sa façon, selon sa propre vision du monde et chaque interprétation est valable. L’important est ce qu’on en retire intérieurement.

Prenons aussi l’exemple de deux haïku de Bashô, ces courts poèmes japonais de 17 syllabes. Bashô (1644-1694) est le plus grand poète de haïku, amenant ce genre poétique à son paroxysme.

Cet automne-ci
Pourquoi donc dois-je vieillir ?
Oiseau dans les nuages
De temps en temps les nuages
Nous reposent
De tant regarder la lune

Ces poèmes présentent des thèmes particuliers, mais surtout ils créent un contexte évocateur en suspens, incomplet, de façon à inciter l’auditeur ou le lecteur à boucler introspectivement par son propre imaginaire, les images évoquées par ces poèmes.

Il y a bien plus à dire de la poésie japonaise que ces quelques commentaires. Ils me permettent toutefois d’introduire quelques-uns des principaux principes esthétiques japonais. Ceux-ci sont reconnus et exprimés dans l’ensemble des formes d’art japonais, dont bien sûr la poésie, mais aussi la cérémonie du thé, le théâtre et autres. On peut retrouver des variantes d’une forme d’art à l’autre. Je vous en donne ici les grandes lignes.

Les deux premiers principes esthétiques, et possiblement les plus importants, sont ce que les japonais nomment « wabi » et « sabi »; on parlera même de « wabi-sabi », du fait qu’ils sont intimement liés. Les principes de Wabi-sabi sont représentatifs d’un esprit esthétique qui désire transcender les choses, les êtres, les événements et l’existence.

Wabi fait référence à ce qui est impermanent, imparfait et incomplet. Les phénomènes de la nature sont éphémères : la fleur qui fane; ils sont imparfaits : un arbre qui pousse de façon irrégulière; ils sont incomplets : toute plante n’est jamais parfaite naturellement, sa forme peut être incomplète, irrégulière. C’est dans cette imperfection que la beauté de la nature s’exprime. Wabi fait ainsi référence à ce qui est simple et rustique; le terme est même traduit par « tranquille simplicité », cette simplicité naturelle intouchée par la main de l’homme. Il s’exprime par la création d’œuvres simples, naturelles, imparfaites, si ce n’est incomplètes, expression qui se situe entre le vécu et le néant.

Pour sa part, sabi fait référence au fait que tout s’use, vieillit, change avec le temps, évolue, se détériore, tel un arbre qui vieillit, une vieille statue de bronze sans laquelle on voit les signes du temps, un vieux temple dont le bois se détériore. On retrouve ce principe dans la construction de jardins et en architecture. Un nouveau jardin japonais n’est jamais beau à ses débuts. Il est conçu de façon à lui permettre d’être modifié par l’homme pour l’améliorer, mais aussi pour qu’il subisse les effets du vieillessement. Ceux qui ont vu le jardin japonais du Jardin botanique de Montréal ont sûrement constaté qu’à ses débuts, c’était un jardin qui n’avait aucun « vécu ». Si on le visite maintenant, on sent ce vécu, ce passage du temps qui le rend de plus en plus beau. Sabi fait aussi référence aux cycles naturels de la vie organique, aux événements qui vont et viennent spontanément, ainsi qu’à l’état du corps après que l’esprit l’ait quitté.

Wabi est indicatif d’une indépendance matérielle face à la vie, alors que sabi est indicatif d’une indépendance psychologique et spirituelle. Par cette indépendance spirituelle si typiquement Zen, ne possédant rien nous avons alors tout. Par Wabi-sabi, on recherche intérieurement ce qui est rude, austère, simple asymétrique et, même, primaire, et on rejette ce qui est abstrait et rationnel, pour une plus grande profondeur introspective. Avec wabi-sabi, on parle même d’une esthétique de la solitude. Compte tenu que rien n’est parfait, que tout se désagrège avec le temps et que nous ne possédons rien, ce principe en est un de nostalgie, de tristesse et, par conséquent, de solitude, mais de solitude intérieure.

Nous retrouvons aussi deux autres principes qui sont exprimés lorsqu’on voit quelque chose d’esthétiquement beau. Ce sont shibui et kokoro. Shibui est un qualificatif qui se réfère à l’apparence et au caractère des choses. En Occident, on dira que quelque chose est esthétiquement beau lorsqu’il est de « bon goût », alors qu’au Japon au dira shibui. Toutefois, une oeuvre d’art est shibui si elle démontre un sens du wabi-sabi, une sobriété, une simplicité et une harmonie naturelle dans ses formes. Une œuvre d’art sera considérée shibui lorsqu’elle nous touche sensuellement, intérieurement.

Kokoro, pour sa part, se traduit par « cœur ou âme intérieure ». Il est utilisé en référence à l’état d’âme et à la qualité esthétique de ce qu’exprime l’artiste dans ses oeuvres, que ce soit un poète, un musicien, un acteur, par exemple. Il est indicatif que l’esprit créatif de cet artiste a bien intégré l’esprit Zen du détachement, de l’intériorité, de wabi-sabi et que ses œuvres sont alors shibui.

Un dernier point qui rend la présentation de l’esthétisme japonais difficile est que un des grands principes culturels japonais s’exprime admirablement par cette célèbre citation du Tao Te King du philosophe chinois Lao-Tseu : « Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas ». Traditionnellement, au Japon, l’artiste ne vante pas son talent, ne présente pas ses œuvres. Il laisse ses œuvres parler d’elles-mêmes. S’il parle d’une de ses œuvres, il ne fera aucun commentaire esthétique. Il dira même que ce n’est qu’une autre pièce qu’il vient de produire ou un autre poème qu’il vient d’écrire, et ce sera dit avec détachement. L’artiste s’efface, disparaît derrière ses œuvres. Point n’est alors besoin d’en parler. Plus un artiste s’efface derrière ses œuvres, plus il sera considéré comme ayant un bon kokoro.

L’esthétisme au Japon est quelque chose d’intérieur, d’intime et de méditatif. On accorde plus d’importance aux critères psycho-physiologiques qu’intellectuels dans la création même, comme le suggère le compositeur et historien japonais Akira Tamba. C’est un esthétisme sensuel, méditatif, si ce n’est phénoménologique, et non intellectuel. On cherche à créer des œuvres qui incitent au recueillement intérieur. En fait, dans un esprit typiquement japonais, parler d’une œuvre en briserait le plaisir intérieur qu’on en retire.

 

 

L’esthétique en musique japonaise

Nous retrouvons trois grands principes esthétiques en musique japonaise, qui se retrouvent surtout dans les arts de la scène, soit les arts temporels. Le temps possède une valeur culturelle fort importante au Japon. Traditionnellement, contrairement à l’Occident, le temps n’est pas un absolu immuable. Le temps et l’espace sont intimement interreliés. Le déroulement de tout événement serait dépendant de l’espace et de l’environnement dans lequel il se déroule, d’où une notion du temps non linéaire et non chronologique. Cette interpénétration du temps et l’espace modèle l’esthétique dans tout art japonais.

En musique, chaque musicien possède son propre sens du rythme, sa propre temporalité qui, combinés et coordonnés à ceux des autres musiciens, donne à toute pièce une grande spontanéité, une grande flexibilité esthétique et temporelle. Le temps est conçu en fonction de l’évolution des choses et des êtres qui naissent et meurent dans un environnement donné. Une œuvre musicale se crée en cours d’interprétation; elle n’existe en quelque sorte que lorsqu’elle est interprétée. Le temps suit les mouvements et l’évolution de la nature qui varient d’une plante à l’autre, d’un être à l’autre, d’une phrase musicale à l’autre, d’un déplacement d’un acteur à l’autre. La temporalité spatiale japonaise est sensuelle avant d’être abstraite et absolue.


Naru

Un premier grand principe en musique est Naru, qui signifie « devenir », mais un devenir non régi par un temps abstrait. Tous les événements de la vie s’enchaînent l’un dans l’autre. Un événement découle du précédent pour engendrer et s’imbriquer dans celui qui suivra. Chaque événement possède en quelque sorte sa propre temporalité.

La notion de « devenir » en philosophie japonaise est une notion de créativité régie par une énergie vitale appelée musubi (qui signifie esprit de fécondité), une énergie naturelle qui propulse temporellement un événement de la vie vers un autre. Le temps est alors un processus naturel à travers lequel la vie évolue; il n’est aucunement une notion abstraite immuable, détachée de la vie, auquel l’homme doit se contraindre. Le temps japonais est fondamentalement fluide et dynamique. On ne peut le fixer, le contrôler ou le manipuler. On peut seulement le saisir dans son essence lorsqu’il y a mouvement dans un espace donné, dans lequel chaque moment découle du précédent et devient le suivant. Cette notion d’espace-temps est propre à la culture japonaise et précède l’arrivée du bouddhisme de Chine au 6e siècle.


Ma

Ma est le mot christalisant le concept d’espace-temps si typiquement japonais. Il fait référence à l’espace entre les objets, mais aussi entre les événements lorsque perçus par un observateur, ou lorsque esthétiquement exprimés par un artiste. Pour les musiciens et les acteurs, ma fait référence à « l’espace » expressif entre chaque événement autant qu’au déroulement expressif même de chacun de ces événements. Le ma est ressenti par l’artiste qui l’exprime et est phénoménologiquement ressenti par l’auditeur.

Ma est généralement défini comme l’espace entre deux phénomènes ayant lieu en même temps. Mais il prend plus spécifiquement toute sa valeur dans le déroulement même de l’œuvre, un ma que l’artiste doit exprimer et évoquer par son kokoro, de pair avec ses confrères artistes et musiciens. Si l’artiste exprime bien le ma, l’œuvre est alors shibui.

En musique, le ma est aussi ce silence dans lequel chaque phrase musicale naît et s’éteint, passe sous notre « regard » auditif et introspectif pour disparaître dans un passé encore présent, d’où la notion de wabi-sabi, pour devenir la prochaine phrase. Chez le musicien et l’acteur, on dira même qu’il a un bon ma, indiquant qu’il a exprime bien esthétiquement son kokoro par le ma.

En architecture et en design intérieur, le ma s’exprime par la façon dont les éléments de décors et les meubles sont placés les uns par rapport aux autres, par la manière dont ils évoquent des sensations et états intérieurs chez l’observateur. La décoration d’une pièce n’est généralement pas logique, mais ressentie, selon le ma.


Jo-ha-kyû

Un troisième principe esthétique, mais surtout structurel, est Jo-ha-kyû, qui est apparu vers le VIIIe siècle, avec la venue de la musique de cour à l’époque de la dynastie chinoise des Tang. Il a bien sûr été adapté à l’esprit esthétique japonais. Il a été appliqué en premier à la danse, mais a très vite influencé toutes les autres formes d’art de la scène.

Ces trois mots, Jo-ha-kyû, se traduisent par introduction-brisé-rapide, ou encore, en termes plus occidentaux, introduction-développement ou apogée-dénouement. Ce principe définit la structure d’une pièce de théâtre, d’un chant, d’une œuvre musicale, ainsi que chaque section ou phrase musicale qui devient la suivante, dans le sens de naru.

Un pièce de théâtre est généralement divisé en 3 parties, mais dans certaines formes théâtrales, tel le Nô, il peut y avoir 5 parties : Jo, une partie, ha, trois parties et kyû, une partie. Dans le Noh et le Kabuki, une partie peut être insérée entre le ha et le kyû, et dans certains cas, il n’y a pas de jo. La musique de chambre des ensembles de sankyoku, qui comprennent un koto, un shamisen et un shakuhachi, sont généralement divisées en trois parties : un chant de début accompagné, le mae-uta, une partie rapide, le tegoto, et un autre chant de fin accompagné, le ato-uta. Certaines pièces peuvent avoir une courte introduction instrumentale, et d’autres variations.

Ce principe est aussi utilisé dans plusieurs autres situations, tels le kemari, un jeu de balles, le renga, une poésie traditionnelle, ikebana, les arrangements floraux, le kendo, l’art du maniement de l’épée. Ce principe donne une structure au déroulement esthétique et dynamique de toute activité temporelle.

Mais ce principe va beaucoup plus loin que de structurer le déroulement d’une œuvre. Il structure, je dirais modulairement, l’œuvre entière. L’œuvre entière, chaque section de l’œuvre, chaque phrase musicale, et même une simple note longue et tenue, est basée sur ce principe.

En résumé, nous pouvons dire que naru fait référence à un défilement temporel de l’expressivité artistique, jo-ha-kyû fait référence à la structure de cette expression dans le temps et ma fait référence à la perception et l’expression artistique de ce déroulement qui est exprimé par l’artiste et perçu par l’auditoire. On dira d’une peinture ou d’une poterie qu’elle est shibui, mais on dira d’un musicien qu’« il a un bon ma… ». Le ma semble être le principe qui régit les deux autres puisque c’est par celui-ci que l’écoulement du temps dans une œuvre d’art est régi et esthétiquement exprimé et représenté.

Prenons maintenant un exemple concret, soit une pièce solo au shakuhachi, répertoire que je connais un peu plus, puisque j’étudie cet instrument. Pendant plus de 400 ans, le shakuhachi était l’apanage exclusif des moines Zen bouddhistes. Tel que mentionné précédemment, le shakuhachi a servi à remplacer l’incantation des sutras bouddhistes. Mais aussi, à cause de ses exigences techniques, il présentait un excellent moyen d’entraîner la respiration des jeunes moines. Ces moines ont ainsi créé un répertoire très large de pièces solo de méditation. Bien que le shakuhachi soit devenu séculier à partir de 1750, le répertoire des moines Zen bouddhistes s’est maintenu jusqu’à nos jours. Ce répertoire est, je crois, assez unique en son genre.

Le shakuhachi est un instrument très difficile à jouer. D’une part, de par son embouchure, il demande un très grand effort de respiration et d’entraînement des lèvres. D’autre part, n’ayant que 5 trous (bien qu’il en existe des versions modernes à 7 et 9 trous), cela complexifie considérablement le jeu de l’interprète en ce qui a trait à la justesse (dans le sens occidental du terme), tout en lui permettant de produire des jeux sonores impossibles à produire avec des instruments occidentaux, soit des jeux de glissandi, des variations de timbres, de respirations et nombre d’autres particularités.

Les pièces de honkyoku, le nom donné à ce répertoire particulier (le mot signifiant « pièces originales »), sont lentes et posées. Les thèmes de celles-ci sont liés à des notions bouddhistes ou à des thèmes de la nature. La pièce que je vais vous interpréter ce soir s’intitule Daiwa Gaku, signifiant « La grande paix ». On retrouve des titres comme Banshiki qui est une prière aidant l’âme du défunt à se rendre dans l’au-delà, ou encore, Tsuru No Sugomori, qui signifie « la grue faisant son nid » ou bien Shika No Tône, qui signifie « le bramement lointain du cerf », ces deux dernières pièces étant parmi les plus célèbres et en même temps les plus difficiles du répertoire.

Les phrases musicales d’une pièce de shakuhachi sont généralement courtes, souvent d’une seule note, entrecoupées de respirations obligatoires. L’application du ma dans une pièce de shakuhachi s’applique autant à chaque phrase, chaque note qu’à la respiration entre chaque phrase. En fait, le jeu musical consiste à remplir le silence d’événements sonores. Si une phrase ne contient qu’une seule note, elle n’est jamais commencée brusquement et terminée aussi brusquement (à moins que cela soit explicitement indiqué). Si une note commence brusquement, le jo se retrouve dans le mouvement de la respiration.

Permettez-moi de vous interpréter la pièce Daiwa Gaku, qui signifie la grande paix, mais une paix intérieure qui influence notre rapport avec les autres et la nature. Bien que je puisse vous décrire l’esthétisme japonais, je ne puis évidemment prétendre interpréter cette pièce comme un musicien japonais né et élevé dans le contexte culturel et spirituel qui donne un sens profond à cette musique. La seule chose que je peux faire est de tenter d’imiter ce que représente cette musique, en tenant compte des divers principes esthétiques que je vous ai décrits ici. J’ose espérer que je saurai faire honneur à cette musique et à ses principes.

(Interprétation de Daiwa Gaku.)

 

 

Conclusion

Traditionnellement, le musicien ne doit exprimer aucune émotion volontaire dans son jeu. Il doit laisser la musique parler d’elle-même. S’il exprime une émotion, il interfère en quelque sorte avec la pièce. L’interprète est au service de la pièce et non le contraire. Il va de soi que le musicien doit exprimer son kokoro lors de son interprétation, mais celui-ci doit être subtil, discret, effacé, un geste typique de l’esprit artistique japonais. Par ailleurs, l’exécution de la musique japonaise comme tous les arts japonais d’ailleurs, est ritualisé à l’extrême. Cette situation est bien paradoxale parce que rien n’est laissé au hasard, mais en même temps l’artiste doit être effacé. Cette ritualisation, qui découle de l’esprit bouddhiste, permet au musicien de se dépouiller de son moi pour communier avec l’harmonie de l’univers.

Malgré cela, il est aussi traditionnellement accepté d’un musicien qu’il adapte et modifie une pièce selon des choix esthétiques personnels. Il s’avère que les compositeurs japonais de musique de Gagaku furent les premiers à signer leurs œuvres et ce, dès le IXe siècle, soit bien avant les Européens. Cependant, cette pratique ne fut pas perpétuée du fait que la musique est basée sur des cellules mélodiques prédéterminées et préalablement apprises. Tel que l’indique le compositeur et historien japonais Akira Tamba, « Un musicien japonais n’invente pas davantage ses cellules qu’un écrivain n’invente ses mots pour écrire une pièce, ou un roman. » Le sens commun prime sur le sens individuel. En quelque sorte, si on tient compte du principe du naru, un poète, un compositeur, un auteur, n’inventent rien, mais reformulent à partir de ce qui existe déjà dans la nature et dans la société dans un incessant devenir. Le musicien modifie une œuvre en fonction de règles préétablies.

Par ailleurs, traditionnellement, l’auditoire n’applaudit pas lors de concerts de musique aristocratique, alors que pour le théâtre de Kabuki, par exemple, l’auditoire participe à la performance. Historiquement, chaque classe sociale développe ses propres formes d’arts de la scène. Le Kabuki découle de la classe des samouraïs et des marchands en mal de divertissement, alors que le Noh et la musique instrumentale provient d’une classe plus aristocratique. La raison pour laquelle l’auditoire n’applaudit pas lors des concerts, c’est que les applaudissements peuvent brusquer l’état esthétique dans lequel l’auditeur se trouve. En quittant un concert en silence, on maintient intérieurement ce que cette performance nous a procuré.

Ce qui différencie, en grande partie, l’esthétisme occidental de l’esthétisme japonais traditionnel est « la primauté accordée aux critères psycho-physiologiques sur les critères intellectuels », pour citer Akira Tamba une fois de plus. Tel que décrit plus haut, l’esthétique japonais désire rejoindre nos sens et notre sensualité avant de rejoindre notre intellect. C’est un esthétisme qui peut, parfois, être déroutant pour nous Occidentaux, tout en étant fascinant justement pour cette même raison. Par ailleurs, bien que le Japon soit une société traditionaliste régie par une multitude de règles, préceptes et consignes culturels, si ce n’est intellectuels, artistiquement elle tente de rejoindre l’âme de l’individu et non son intellect.

Ces principes esthétiques que je viens de vous présenter sont en fait rarement exprimés ouvertement et verbalement par les artistes mêmes, puisque les exprimer est un geste intellectuel. Tel qu’indiqué plus haut, en présentant cette conférence, je pose le geste contraire de ce que l’esthétisme japonais désire atteindre : ressentir une esthétique au-delà de l’emprise de notre intellect. Selon eux, les mots ne sont pas nécessaires pour ressentir toute forme d’art.

Remerciements
Je tiens à remercier monsieur Yoshio Kurahashi, mon maître de shakuhachi, Alcvin Takegawa Ramos et Emiko Toguchi. Les nombreuses discussions que j’ai eue avec eux m’ont été d’une aide précieuse lors de la rédaction de cette conférence.

 

 

Bibliographie

Anesaki, Masaharu, 1933. Art, Life, and Nature in Japan. Greenwood Press, Publishers, Westport, Connecticut.
Toshihiko and Toyo Izutsu, 1981. The Theory of Beauty in the Classical Aesthetics of Japan. Martinus Nijhoff Publishrs, The Hague/Boston/London.
Koren, Leonard, 1994. Wabi-Sabi for artists, Designers, Poets & Philosophers. Stone Bridge Press, Berkeley, Californie
William P. Malm, 1986. Six Hidden Views of Japanese Music. University of California Press, Berkeley.
William P. Malm, (1959) 2000. Traditional Japanese Music and Musical Instruments. Kodansha International, Tokyo.
Seihoui Matsuoka (sous la direction de). Ma, Space-Time in Japan. Cooper-Hewitt Museum, New York, 1979.
Edwin O. Reischauer, 1970. Histoire du Japon et des Japonais 1. Des origines à 1945. Éditions du Seuil, Paris.
Akira Tamba, 1988. La théorie et l'esthétique musicale japonaises, du 8e à la fin du 19e siècle. Publications orientalistes de France, Paris.
Wabi, sabi, suki: the essence of Japanese beauty. Hiroshima, Japan: Mazda Motor Corp., 1993.


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