Ah, le vedettariat !
Site LaCritique.ca - 5 Février 2003

Dans les dernières années, on a vu apparaître à la télévision des séries tel « American Idol » et quelques autres séries similaires, qui font miroiter aux adolescents et adolescentes la mince possibilité de devenir une Star, avec un grand « S ». Nous avons maintenant deux versions canadiennes anglaises, dont l'émission « Canadian Idol » et, au Québec, nous avons, bien sûr, « MixMania ». Quel est cet engouement d'un grand nombre de jeunes à vouloir devenir, parfois maladivement, une vedette ? En fait, ma question devrait plutôt être : que cache cet engouement ? Est-ce un désir véritable de devenir un artiste ? Ou bien est-ce lié à plusieurs autres raisons bien loin des péries facéties de ce qu'est la vie d'artiste et qui ont plus trait à la mythologie psychosociale occidentale que tout autre chose ?

Je dis bien mythologie ! Qu'on l'admette ou non, la mythologie occidentale a bifurqué vers des figures sociales actuelles et non des Dieux lointains et intangibles. Ces figures peuvent être des politiciens, des figures religieuses, mais le milieu dans lequel elle est la plus facilement exploitable commercialement est celui de la musique et des arts.

Dans le commentaire tout à fait personnel qui suit, je vous présente, en premier lieu, ma compréhension de notre mythologie contemporaine relativement au mythe de l'artiste, par lequel être considéré comme un artiste par les autres place une personne au-dessus du commun des mortels. Suivront ensuite quelques commentaires sur comment ce mythe motive un grand nombre des jeunes à désirer ardemment devenir « vedettes ».

Notre mythe occidental de l'artiste prend la forme d'une suridéalisation et, par conséquent, d'une marginalisation de l'artiste face à l'ensemble de la population. L'artiste est perçu comme différent et au-dessus du commun des mortels. Il peut même devenir une figure psychosociale si forte qu'il peut influencer les comportements et attitudes de ses fans (ils s'habillent comme lui ou elle ou encore, se font faire une chirurgie plastique pour lui ressembler ? Le cas des fans d'Elvis Presley en est l'exemple le plus extrême). Chacun de nous peut exprimer ses émotions et sa créativité, mais seulement l'artiste peut les exprimer avec autant de liberté, d'individualité et, en quelque sorte, sans contraintes sociales. L'artiste est perçu comme un être marginal, excentrique, extravagant, excessif, déraisonnable. En fait, ce comportement est même encouragé, bien qu'il soit sévèrement critiqué chez une personne qui n'est pas un artiste.

Des anthropologues et sociologues ont indiqué qu'un des buts du mythe est de transcender une certaine réalité. Ce qui définit un mythe, ce ne serait pas tant le message qu'il cherche à véhiculer que les intentions de celui-ci et auxquelles les gens s'identifient. Ainsi, un mythe ne définit pas la réalité, mais lui attribue une signification psychosociale. En ce sens, une identification à un artiste ou à une star est de l'ordre du mythe; il apporte une forme de transcendance, de dépassement, similairement aux mythes religieux. Plus il y a identification avec la symbolique qu'un artiste véhicule, plus le mythe qu'il engendre et nourrit détermine une signification par laquelle le fan définie sa réalité. Plus souvent qu'autrement, du fait de cette adulation de ses fans, l'artiste risque alors de devenir arrogant, sur-émotif, irrationnel et parfois même condescendant : « je suis un artiste », dira-t-il pour justifier ses comportements.

Le fait d'être considéré un artiste ne garantit en rien que quelqu'un deviendra une star. Cependant, lorsque la popularité d'un artiste s'élargit, il sera alors considéré comme une star. À la différence de l'artiste, la star est symboliquement inaccessible. Nous pouvons parler à un artiste, mais pas nécessairement à la star. Son statut mythique est souvent tel que ses fans sont incapables de lui adresser la parole; ils sont subjugués, envoûtés. C'est cette inaccessibilité qui confère à ce mythe une grande partie de son impact psychosocial.

Ce mythe de l'artiste s'édifie à partir de l'identification de fans avec les valeurs psychosociales qu'une star véhicule. Cette dernière éveille en quelque sorte en nous une expérience musicale plus profonde et plus intense que l'artiste qui ne l'est pas. Plus l'expérience est intense et valorisante, plus il y a consolidation de notre identification avec celle-ci. La transcendance que cette identification apporte est par ailleurs intensifiée du fait qu'elle est partagée par un large groupe de fans. Par conséquent, la transcendante la plus viscérale s'établit souvent sur le fait que plusieurs fans partagent cette identification. Cela se remarque aisément lors d'un concert. Le partage de cette identification de toute une audience à l'égard d'une de leurs stars joue un rôle de premier ordre dans son succès. Cette identification est avant tout psychosociale et mythique, bien qu'elle donne l'impression d'être individuelle. Cette situation est fort paradoxale. Plus nous nous identifions à une star, plus nous considérons cette identification personnelle et plus en fait elle est dépendante des autres fans qui s'y identifient pareillement à nous. Si nous sommes la seule personne à considérer un artiste comme star, nous risquons fortement de la laisser tomber rapidement puisque cette identification n'est pas partagée avec d'autres.

La vénération de certains fans à l'égard de leurs stars est parfois telle qu'elle devient une croisade quasi-religieuse. En critiquant une star, un critique risque souvent d'attaquer la source de leur expérience musicale la plus transcendante. Plusieurs peuvent se considérer personnellement insultés. Le critique rock et sociologue britannique Simon Frith dans son livre Music for Pleasure (Routledge, New York, 1988) suggèrent que les jeunes apprécient les formes de musique populaire par lesquelles chacun définit son identité et son appartenance sociale. Il est régulier de voir des amitiés se nouer, se dénouer et reprendre sur la base de l'appréciation d'une star. Selon lui, cette identification définit ce qu'est être jeune. Par conséquent, critiquer une de nos stars signifie en l'occurrence critiquer ce qui représente mythiquement notre jeunesse même. On ne réalise pas alors que c'est notre identification à cette star qui est alors mise en cause et non nous-même.

Qu'en est-il de ces jeunes, surtout ces adolescent-e-s qui désirent fortement devenir une vedette et être reconnu comme un ou une artiste. Quelles sont les raisons derrière cette frénésie, il faut bien dire, fort symptomatique ?

D'une part, notre mythologie contemporaine occidentale à l'égard de l'artiste joue un rôle de premier plan. L'artiste devenu star est perçu comme un marginal, un excentrique. Il est différent des autres; ses fans le reconnaissent et même l'acclament pour cette différence auquelle ils s'identifient. Les adolescents veulent être reconnus en tant qu'individus uniques et différents de tous les autres, bien qu'ils s'habillent tous similairement à leur groupe d'amis, qu'ils utilisent le même jargon, le même langage corporel et qu'ils aiment les mêmes stars. Mais cette recherche d'individualité n'est pas tant aux yeux de leurs amis que de leurs parents et surtout de la société même. Et quelle meilleure façon que de devenir une vedette ? En se marginalisant de cette façon, leur individualité est alors reconnu (ou leur « uniqueness », comme disent les américains).

Cet engouement à vouloir désespérément devenir une star cache, je crois, un profond malaise psychosocial de notre société contemporaine. Pourquoi les jeunes cherchent-ils tant à vouloir être reconnus et marginalisés de cette façon ? Un des aspects qui séduit les jeunes à s'identifier si ardemment à ce mythe est le fait que les artistes sont adulés par leur fans. De plus, l'artiste peut faire et dire des choses que le commun des mortels ne peut aucunement pas. Cette frénésie peut se résumer à ceci : « En devenant une vedette, je vais être aimé et je peux faire ce que je désire ! » Mais cet amour est illusoire parce que découlant d'un mythe et non de rapports humains réels.

Si nous auscultons plus en détails le comportement de nos stars, nous remarquons aisément un revers à l'adulation qui n'est pas si agréable que cela le laisse croire. Outre le manque flagrant de vie privée, les comportements et attitudes de quelqu'un qui devient un artiste changent. Tel que mentionné ci-haut, une forme d'arrogance, de fatuité et de condescendance peuvent s'implanter : étant un artiste, étant un marginal, étant au-dessus du commun des mortels, l'artiste est « meilleur », plus « élevé » dans la hiérarchie sociale. Cette transmutation du caractère et des attitudes de l'artiste est engendrée, d'une part, par cette adulation de fans, mais tout autant par l'identification même de celui-ci à ce mythe de l'artiste. Il est commun d'entendre dire qu'il est normal pour un artiste d'être arrogant. Cette prétendue normalité est « mythologiquement » illusoire. Cette arrogance est sanctionnée par notre mythologie contemporaine, par ce besoin, dirait-on, d'aller au-delà de notre réalité de tous les jours qu'on trouve peut-être vide et ennuyante.

D'autre part, cette condescendance ne découle pas nécessairement du vedettariat proprement dit. Il peut provenir autant d'un vrai talent. Il est fréquent de voir des parents désirer ardemment voir un de leurs enfants devenir un artiste : avoir un artiste dans la famille semble amener une certaine forme de « respectabilité ». Lorsqu'un des enfants démontre un talent musical évident, par exemple, les parents, nourris bien sûr par le mythe de l'artiste, poussent l'enfant en ce sens. Ce désir est beaucoup plus celui des parents que celui de l'enfant même. À la longue, l'enfant accepte l'encensement de ses parents comme une réalité : « je suis un artiste, les autres enfants ne le sont pas ». Cela influe graduellement à implanter une forme de condescendance chez l'enfant, surtout lorsqu'il devient adolescent. Un des problèmes qu'on peut rencontrer à cet égard est que certains de ces artistes en viennent parfois à avoir de la difficulté à faire la part des choses. Leur fatuité est telle que l'adulation des gens autours d'eux déterminent s'ils sont leurs ennemis ou leurs amis. L'adulation devient la base par laquelle les amitiés se construisent.

Ces commentaires peuvent sembler caricaturaux. Ils le sont à certains égards, mais pas entièrement. Ils découlent de mes nombreux rapports avec la gent artistique. Le célèbre aphorisme « être artiste sans être vedette est mieux que d'être vedette sans être artiste » a encore sa place aujourd'hui. Ces séries de télé n'aident en rien à la situation. L'artiste, la vedette, la star sont placés sur un piédestal qui les marginalise et les distancie mythologiquement du commun des mortels. En même temps, l'impact psychologique de ce mythe sur ces personnes est beaucoup fort qu'on le croît. Ces séries vendent un mythe sur lequel sont construites des illusions. Et les jeunes se nourrissent de ces illusions.

Il va sans dire que ce mythe ne s'applique pas uniquement aux jeunes. Les inconditionnels d'Elvis Presley, des Beatles, de Jimmy Hendrix et autres grandes stars du passé en sont un exemple flagrant. Que ce soit l'égard d'artistes d'aujourd'hui ou d'hier, plus on s'y identifie, plus on définie une forme de jeunesse ou d'identité, tel que le suggère le critique britannique Simon Frith. Je suis en accord avec cette suggestion. Certains demanderont qu'en est-il alors des vedettes « fastfood » qui apparaissent une année et disparaissent aussi vite et qui sont venus des vedettes très populaires auprès des jeunes? Cela est représentatif de la situation psychosociale contemporaine : notre société semble avoir de la difficulté à se définir et à définir une base socioculturelle sur laquelle nous pouvons nous identifier. Il faut dire que nous sommes devenus une société du « fastfood » qui malheureusement se répercute dans tout, incluant les arts.

© 2003 Bruno Deschênes

                          


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