La créativité
www. cybermusique.com - 17 mai 1999

Ah, la créativité ! Un mot bien souvent galvaudé ! Tout bon dictionnaire la définit comme une habileté ou une faculté d’invention, que ce soit de nouvelles oeuvres d'art, de nouvelles machines ou techniques, de nouveaux concepts mathématiques ou autres, incluant même la résolution de problèmes complexes. Elle est aussi une capacité d'aller au-delà des patterns et structures actuelles, pour les briser ou les dépasser, ou encore pour en créer de nouvelles. Notre esprit serait alors «libre comme l'air»! Toutefois, en musique, écrire une chanson dans un style typique (une chanson rock, pop ou country Western) est un geste de toute évidence créateur. Mais si cette chanson ressemble étrangement à bien d’autres chansons déjà écrites (parfois plusieurs années auparavant), pouvons-nous réellement parler de créativité ?

Qu'est-ce créer? Qu'est-ce qui détermine un geste créateur d'un qui ne l'est pas, une oeuvre d’une qui ne l'es pas? Pour un grand nombre d'artistes, la créativité fait référence à un esprit ouvert sur une potentialité créatrice «sans limites». L'esprit étant en quelque sorte présent et ouvert à «tout», il est alors possible de créer quelque chose de nouveau. Est-ce réellement le cas? Toute forme d'art, tout style artistique, tout type de musique, tout instrument imposent à l'artiste un cadre défini avec des contraintes, normes et, par conséquent, des limites auxquelles un musicien doit se soumettre s'il désire que sa pièce ou son oeuvre soit considérée typique d'un style ou d'un type de musique. On n'écrit pas du rock comme on écrit du jazz.


Pour créer de la musique, il faut bien sûr apprendre un style et un type de musique et un instrument typique de ce type et de ce style. Il est difficile d'écrire du jazz si on ne le connaît point et à partir d’un instrument qui ne s'y prête point. Les bons jazzmen se reconnaissent justement par leur connaissance et leur intégration de ce qu'il faut connaître pour en être un. Un musicien occidental de formation qui apprend, par exemple, le shakuhachi (flûte de bambou japonaise) risque d’avoir beaucoup de difficulté à écrire des pièces typiques de ce type de musique qui, à la base, est une représentation musicale que le moine Zen bouddhiste se fait de la nature. L'intégration d'un type de musique ne découle pas uniquement de l'apprentissage d’une technique. Il y a tout autant l'intégration d'une pensée musicale, d'un contexte psychosocial (et parfois même historique, philosophique ou spirituel) qui définit ce type de musique. Pour créer dans un style ou un type de musique particulier, on doit respecter un cadre bien défini pour que ce qu'on écrit corresponde à ce style ou ce type. Un autre point régulièrement soulevé relativement à la créativité est que le créateur tombe dans une sorte de transe lorsqu'il crée. Pourtant, il demeure conscient d'une réalité environnante; des bruits peuvent facilement le déranger, ce qui ne semble pas être nécessairement le cas avec une transe profonde (c.f. Gilbert Rouget, La musique et la transe, Seuil, 1980).

Certains musiciens atteignent probablement un état qui peut ressembler à une transe, mais ce n'est sûrement pas généralisé. En fait, cet état est beaucoup plus un état de concentration profonde qu’une transe proprement dite. Lors d’une transe profonde, la personne s'abandonne à l'esprit ou l'état qui vient l'habiter et se laisse gouverner par lui, alors que chez le créateur, nous retrouvons plutôt le contraire (malgré qu'on puisse avoir l'impression d'être gouvernée par cet état). C'est son esprit créateur, façonné par un apprentissage d'un type de musique spécifique, qui gouverne tous ses faits et gestes. C'est un geste volontaire et individuel et non social et religieux; je doute fort qu’on puisse «succomber» comme cela arrive dans divers rituels. Il peut y avoir abandon de la part du créateur, mais les contraintes imposées par un type de musique doivent toujours demeurer présentes et opérationnelles, sans ça cela ne donnera pas le résultat escompté.

Plusieurs recherches récentes en matière de créativité tiennent en ligne de compte le contexte social par lequel toute notion de créativité serait modelée. Par exemple, le chercheur américain Mihalyi Csikszentmihalyi dans The Nature of Creativity (Sternberg Robert J. ed., Cambridge University Press, 1989), indique, entre autres choses, que nous ne pouvons étudier la créativité en isolant le créateur et ce qu'il crée du milieu historique et social par lequel cette créativité se définit. Sans points de référence historiques et sociaux, il est pour ainsi dire impossible de déterminer la validité innovatrice de quelque chose. Selon lui, c'est la société qui définit le geste créateur. Un artiste façonne inévitablement sa créativité selon les exigences de la société dans laquelle il se trouve. Celle-ci définit qu'est-ce qui sera considéré comme créatif, comment ce le sera et qu'est-ce qui le sera. Par conséquent, il doit faire sien et respecter ces impératifs artistiques.

Nous pouvons dire que le geste créateur est, chez certains mais pas chez tous, un geste solitaire, mais le résultat final ne l'est aucunement. En fait, un des objectifs sous-jacents à tout geste créateur, à tout le moins ici en occident, est justement de partager l'oeuvre créé avec d’autres personnes. C'est justement cet échange et ce feedback entre créateur et admirateur qui détermine qu'il y a eu un geste créateur. Il ne faut surtout pas oublier que c'est la société qui juge, en dernier recours, ce qui est considérée une oeuvre ou non, qui peut être considéré un artiste ou non.

La créativité n'est pas aussi libre que nous sommes portés à le croire. Elle est façonnée, si ce n'est astreinte et contrainte, par des impératifs sociaux et culturels. Le grand créateur serait alors celui qui transcende et dépasse les structures sociales en place, sans nécessairement les contrarier. Bach, Mozart, Beethoven et autres, par exemple, malgré leur génie évident, écrivaient dans un style représentatif de la situation psychosociale de leurs époques respectives. Il en est de même avec Debussy, Schoenberg et même avec le rock, le jazz et le rap. Le bon créateur est celui qui s'identifie sans équivoques avec les structures psychosociales de la société dans laquelle il vit, ainsi que les structures psychosociales qui définissent le type de musique par lequel il s'exprime. Plus un artiste fait sienne ces structures psychosociales musicales, plus il coure la chance d'être reconnu par ses fans et admirateurs.

Suite à ces quelques commentaires (insuffisant j'en suis bien conscient), comment pourrions-nous valablement définir la créativité? Est-elle réellement une quête de nouveaux patterns, de nouvelles structures? Reprenant l'exemple ci-haut d'une chanson populaire qui ressemble grandement à plusieurs chansons déjà connues, il y a ressemblance, mais on ressent quand même une différence. Où se situe-t-elle alors? J'aimerais faire la proposition suivante: la créativité ne se situe pas tant dans la production de nouvelles structures musicales ou de nouveaux patterns proprement dits que dans la création de nouvelles structures d'expérience musicale et esthétiques. Si la créativité ne serait basée uniquement que sur la production de nouveaux patterns, un style de musique tel le blues, où la majorité des chansons utilisent la même structure de base, n'aurait sûrement pas survécu si longtemps. Et pourtant, chaque chanson semble apporter quelque chose de nouveau, quelque chose de plus à l’auditeur, même si elles se ressemblent tant. Ce qui varie d’une chanson à l'autre, c'est la structure d’expérience musicale puisque c'est à partir de celle-ci qu’on établie notre appréciation d'une pièce ou d’un type de musique. Cette structure d’expérience est aussi délimitée par le contexte psychosocial qui définit ce type de musique. En fait, lorsqu'on s'identifie à un type de musique tant comme musicien que simple auditeur, nous ne nous identifions pas aux structures musicales et sociales, mais plutôt avec ce que ces structures nous apportent comme expérience esthétique. C'est pour cette raison que je crois que ce sont les structures d'expérience qui varie ou qu'à tout le moins nous apporte une impression de variété et de nouveauté.

Dans cet ordre d'idée, une nouvelle pièce n'a pas nécessairement besoin d'être fort différente pour modifier une expérience esthétique. Souvent, le simple fait que ce soit une nouvelle chanson peut apporter une nouvelle expérience esthétique. Celle-ci amplifie, s'ajoute et nourrit cette expérience esthétique antérieurement vécue à l'écoute d’autres chansons ou pièces. Qu'un compositeur écrive une pièce qui soit entièrement différence de ce qu'il a fait auparavant, si celle-ci n'apporte pas une nouvelle structure d'expérience qui maintiennent et nourrissent un intérêt et une expérience déjà en place chez son auditoire, elle risque fortement de ne pas être appréciée. Je pense entre autres à Sting avec son spectacle dans les années 80 "Bring on the Night", dans lequel il a fait appel à des musiciens jazz. Plusieurs de ses fans (à tout le moins ici au Québec) n'ont pas aimé cela. La nouvelle structure d'expérience qu'il proposait était trop différente de la précédente. En ce sens, une structure d'expérience détermine ainsi comment toutes nouvelles pièces sera appréciée et qu'est-ce qui sera considéré créatif.


© 1999 Bruno Deschênes

                          


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