Le mythe de l'artiste
www.cybermusique - 10 mars 1998

Le compositeur autrichien de la première moitié du XXe siècle Arnold Schoenberg aurait écrit ceci: «Si c'est de l'art, ce n'est pas pour tous. Si c'est pour tous, ce n'est pas de l'art.» Cet aphorisme décrit explicitement la conception occidentale de l'art: l'Art avec un grand A, que seuls les connaisseurs et esthètes savent reconnaître et apprécier, se distingue des arts dits populaires et folkloriques qui n'existent que pour le bon plaisir du peuple. En musique, ce que les musicologues, philosophes, sociologues et psychologues considèrent sous le terme général de musique fait généralement référence à la «musique classique». Leurs grandes théories sont en fait des théories à propos de ce type particulier de musique.

Cette différentiation dans notre conception actuelle de la musique nourrit trois grands mythes en occident : 1) le mythe de l'art, 2) le mythe de l'artiste et 3) le mythe de la star. Le premier mythe fait référence à l'idéalisation socioculturelle de la musique et, par le fait même, à sa hiérarchisation: l'Art et ce qui n'en est pas (cette situation n'est toutefois pas exclusive à l'occident). Ce mythe présente deux variantes. Premièrement, la musique classique est marginalisée par rapport à toute autre forme de musique. L'art égale musique classique. Deuxièmement, chez monsieur Tout-le-monde, ce mythe prend la forme d'une fierté de faire de l'art, comparativement à ceux qui n'en font point. Le meilleur exemple est la fierté de parents qu'un de leurs enfants apprennent la musique (et surtout la musique classique). Le deuxième mythe fait référence à l'idéalisation et la «marginalisation» de l'artiste face au commun des mortels. Le troisième mythe, pour sa part, fait référence à la suridéalisation de l'artiste, ce qui en fait une figure socioculturelle si forte qu'elle peut influencer les comportements et attitudes mêmes de ses fans. Nous retrouvons ces mythes dans toutes les formes de musique qu'elles soient classiques ou populaires. Dans la présente chronique, je vais m'attarder au mythe de l'artiste, alors que j'aborderai le mythe de la star dans la prochaine.

L'artiste est considéré «distinct» du commun des mortels. Du simple fait qu'il est un artiste, il a toute la latitude pour exprimer des états intérieurs que le non artiste ne peut aucunement. Il a par conséquent une liberté d'expression que les autres n'ont pas. Tout un chacun peut exprimer ses émotions et partager ses idées, mais seulement l'artiste peut les exprimer avec autant de liberté, d'individualité, sans être réprimandé. L'artiste estperçu comme un être marginal, excentrique, extravagant, excessif, déraisonnable et parfois même irrationnel. En fait, ce comportement est encouragé chez l'artiste, surtout sur scène; il sera accepté, mais parfois réprimandé dans les lieux publics. Il sera toutefois sévèrement critiqué chez une personne qui n'est pas considérée comme un artiste. Ce mythe est nourrit par deux types d'individus: 1) ceux qui désirent devenir et qui deviennent des artistes et 2) ceux qui ne le désirent point; mais par leur acceptation tacite de ce mythe le nourrisse et l'entretienne.

Il existe des normes de comportements fort distinctes et pour les artistes et pour ceux qui ne le sont pas, normes qui peuvent varier d'un type de musique à l'autre. Il s'avère que chaque type de musique, que ce soit la musique classique, le rock, le reggae, le rap et autres, a ses normes, son langage, ses comportements et autres qui les différencient. Un musicien classique ne peut se permettre de monter sur scène en jeans et sans cravate ou boucle; il doit démontrer une certaine attitude aristocratique. Par contre, le rocker doit s'habiller en jeans, doit démontrer une attitude «cool» et rebelle. Il en est de même pour leurs fans.

Il semble que l'homme ait besoin de mythes pour donner un sens à sa vie. Les mythologies religieuses, mystiques et autres, que l'on retrouve encore dans plusieurs sociétés non occidentales réfèrent à des personnages historiques décédés qui ont forgé l'histoire d'une société. Par contre, la mythologie occidentale contemporaine, en se sécularisant, se construit sur des personnages vivants ou récemment décédés possédants un certain pouvoir psychosocial. Les meilleurs exemples sont bien sûr les personnages politiques, que ce soit Gandhi, Kennedy, Hitler, Mao Tsé-Tung et bien d'autres. Il y a alors identification avec ce personnage : il représente et véhicule des valeurs, des croyances et un symbolisme social que chacun de nous, individuellement, reconnaissons comme valable et véridique. Plus il y a corrélation entre les valeurs représentant un tel personnage et celles auxquelles nous croyons, plus nous allons apprécier cette personne. C'est cette identification par un large groupe d'individus à l'égard d'un tel personnage qui entretient de tels mythes.

On retrouve tout autant ce type d'identification mythique à l'égard d'artistes, à la différence marquante qu'un très grand nombre d'artistes vivent encore. Ces artistes deviennent des images psychosociales qui définissent une certaine identification psychosociale de ses fans. L'exemple le plus extrême est celui des fans d'Elvis Presley dont le mythe s'est amplifié suite à son décès. Ceux-ci s'identifient si profondément à Presley qu'un très grand nombre s'habille comme lui, incluant plusieurs d'entre eux qui se font faire une chirurgie plastique pour lui ressembler.

L'anthropologie considère que nos valeurs et croyances psychosociales et psychoculturelles sont en grande partie modelées et structurées par les mythes. Chez les Bouddhistes, par exemple, la croyance en la réincarnation modèle considérablement comment la vie et la mort sont perçues : la mort n'est pas une fin. Chez les chrétiens par contre, la croyance contraire modèle cette même perception: la mort est une fin. En acceptant et en considérant véridique et valable un mythe quel qu'il soit, il modèle conséquemment une certaine vision de la vie. Et c'est le cas des fans d'Elvis Presley. Évidemment, c'est un exemple extrême. Mais le point que je désire soulever est qu'en s'identifiant à un artiste, on s'identifie à une image mythique qui modèle une certaine vision de la vie, et bien sûr de la musique.
L'anthropologue Mircea Eliade dans «Aspects du mythe» (Paris, Gallimard, 1963) suggère qu'un des buts premiers du mythe est de transcender la réalité partagée par les membres d'une société. Pour sa part, Roland Barthes dans son livre «Mythologies» (Paris, Seuil, 1957) suggère que le mythe contemporain est un système de communications. Ce qui définit un mythe, ce n'est pas tant le message qu'il véhicule que les intentions qu'il communique et qu'il cherche à faire partager à ceux qui s'y identifient. En ce sens, un mythe ne définit pas la réalité mais lui attribue une signification grâce à laquelle on espère la transcender. Une identification «mythique» à un artiste apporte une sorte de contentement, si ce n'est de gratification et de transcendance. Nous n'apprécierons peu ou pas du tout un artiste qui n'offre rien auquel nous pouvons nous identifier. Plus il y a identification avec un artiste et les valeurs et la symbolique qu'il véhicule, plus il y a gratification, par conséquent, plus il y a une chance d'atteindre une certaine forme de transcendance.


La notion de transcendance en musique n'est pas récente. Les grandes théories philosophiques de la musique cherchent généralement à présenter comment celle-ci peut s'atteindre. Toutefois, étant conçues selon les préceptes occidentaux de la musique classique, on ne tient aucunement en ligne de compte le contexte psychosocial par lequel une musique est appréciée et par lequel cette transcendance est possible. Pour ces philosophes, la transcendance n'est possible qu'avec la musique classique. D'autre part, en psychologie, on propose qu'une écoute transcendante de la musique dépends directement, si ce n'est uniquement, de l'état psychologique dans lequel nous sommes lors de l'écoute et da la satisfaction que la musique entendue réponds à nos attentes. Onignore le fait que chaque type de musique ne s'écoute pas de la même façon que les autres, ainsi qu'avec les mêmes attentes. Par exemple, on ne peut écouter la musique classique avec les mêmes attentes que le rock ou un raga indien ou bien avec le même état d'esprit du fait que le contexte psychosocial qui définit chacun de ces types de musique diffère considérablement. Face à la très grande diversité psychosociale et ethnique des types de musique que nous avons la chance d'écouter aujourd'hui, notre appréciation est tout autant dépendante de ce contexte psychosocial qui définit et encadre tout type de musique. Si nous considérons que le rap ou le rock ne sont que des types de musique qui incitent à la rébellion, nous ne nous identifions aucunement à ces types de musique et, par conséquent, ne les apprécierons aucunement.


Une question se pose: pourquoi l'identification avec des artistes de la scène, et surtout des chanteurs, est beaucoup plus intense qu'avec des peintres, des sculpteurs ou des écrivains, par exemple? Une réponse possible à cette question est la suivante: L'identification aux formes d'art comme la peinture, la sculpture et la littérature, est plus ou moins statique et figée dans le temps. L'oeuvre est détachée et indépendante de celui qui l'apprécie; elle devient un objet distinct tant de son créateur que de celui qui l'apprécie. On s'identifie alors à l'oeuvre pour son esthétisme et pas nécessairement au créateur. En ce qui concerne les arts de la scène, l'identification est principalement avec le créateur et/ou l'interprète qui véhiculent une certain symbolique psychosociale temporelle à la quelle chacun de nous pouvons nous identifier. L'oeuvre se déroule dans le temps; elle nous envahit, nous submerge et ce, grâce à l'artiste. Une telle identification est beaucoup plus poignante et intense. L'artiste réponds à nos attentes, à nos cris et à nos applaudissements, ce qui obligatoirement intensifie et nourrit l'expérience esthétique alors ressentie. Avec les autres formes d'art, il n'y a aucun échange psychosocial avec l'artiste dans un processus temporel de création.


© 1998 Bruno Deschênes

                          


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